C’était dans la deuxième partie des 80’s. Des ados, un quartier, une ville moyenne en altitude, une lumière de printemps rasante, des hivers froids. Dans cette région ouvrière, un peu plus rigoureuse que les autres, une génération sortait d’une enfance pas forcément facile pour tous, et se voyait propulsée par le temps qui passe dans le monde des « grands », celui de l’adolescence. Le milieu de cette décade c’est une ambiance de guerre froide en fin de vie, de centrale nucléaire explosée qui nous fait peur. Mais c’est aussi une insouciance moderne, un fond de FM et de télévisions musicales naissantes, ces couleurs fluo que je déteste tant. Dans un quartier cette ville, un groupe d’adolescents partageant tant de différences, d’origines, de caractères, de physiques, de formes, de milieux, se côtoyaient au hasard des rencontres. Une chose est sûre, cette période de la vie rythmée par des bouleversements quotidiens et des découvertes, la perception des différences n’a pas « la pollution de l’expérience ». A 15 ans tout est possible, admissible, envisageable. Un contexte finalement assez cool pour nos premières découvertes du genre humain et de ses multiples et complexes facettes. Nos expériences sociales sont d’ailleurs passées par bien des choses; groupes d’amis, écoles et leurs activités « annexes », où encore les premières soirées d’été hors de chez soi entre chiens et loups, « avec heure de rentrée » et qui laisseront d’indélébiles traces dans nos mémoires. De cette époque plein de souvenirs se sont gravés en moi, en nous. Ceux-ci me reviennent sous différentes formes. C’est drôle mais j’ai une mémoire de la lumière; lumière du jour, de saison, du soleil ou artificielle, la lumière donne des couleurs à mes souvenirs. Sensible d’aussi loin que je me souvienne à la lumière et à l’image qui s’imprègne en moi, Je les intègre en général très bien. Je me surprends parfois à retourner dans les endroits que nous fréquentions plus ou moins aux mêmes périodes, ceci juste pour y ressentir la lumière ou les éléments comme le vent par exemple. Pourquoi ? Parce qu’eux ne changent pas. C’est une excellente machine « émotionnelle » à remonter le temps. Je revois alors certains d’entre-nous, juste là, entrain de rire ou de parler, inconscient et si loin de se douter de la vie qui les attends. Parmis les silhouettes de mes souvenirs, certaines sont devenus des complices involontaires de ce passage vers le monde des grands et le sont restés, c’est ce qu’on appelle des ami(e)s.
C’est un parcours plein d’obstacles que cette adolescence, mais contrairement aux idées reçues, ceux-ci ne sont pas tous à franchir. Bien sûr, et comme souvent dans l’existence, on ne peut évidemment pas le savoir à l’avance. Alors dans cette nouvelle ère de la vie, inconscient d’expérience et de recul, on se lance à corps perdu avec le meilleur de nous-mêmes, pour y découvrir tout ce que sont et font les humains, avec souvent une notion bien floue du bien et du mal. Apparaissent et s’installent alors dans notre structure intérieur les sentiments et sensations qui nous construisent. On se découvre alors pleins de sentiments; des plus beaux aux plus moches, des caractères les plus doux aux plus insupportables; la jalousie, la peur, l’angoisse, la joie, l’amour, la déception, le chagrin, le plaisir, bref des milliers de choses qui nous font et nous défont, et qui agirons longtemps sur notre fonctionnement intérieur. Mais le temps passe, et il passe même vite, bien que la notion de temps pour un adolescent paraisse plutôt lente à ses yeux. Et dans la tourmente du temps qui passe un jour arrive où la fin d’une année scolaire, d’une période donnée, d’un passage dans une autre école, des débuts d’études ou d’apprentissages, nous sépare pour longtemps ou pas, parfois pour toujours. Les intérêts induits par cette adolescence commune changent et les destins de chacun prennent forme. La fin de ces périodes met un terme à des amitiés, des alliances et promettent de nouveaux challenges. Mais déjà pour certains(es), commence le calvaire d’une vie qui part de travers. On découvre alors l’échec, la marge, l’enfer d’une déchéance annoncée. Ainsi est fait le monde, chaque génération voit une partie de ses acteurs, sombrer dans la fange humaine et terminer son existence dans un sac en plastique noir, un soir de pluie. Pour ceux qui n’ont pas trébuché, tous ont ressenti ce sentiment d’impuissance face à la chute de l’autre, le sentiment de ne pouvoir rien y faire, d’impuissance et devoir vivre avec cette réalité. Il commence tôt si on ouvre un peu les yeux.
J’ai pourtant aimé être adolescent et toute cette période, malgré tout les épreuves qu’elle nous oblige Elle a ça de magique, elle donne le goût du « tout est possible ». J’ai bien de la peine à y croire, mais 25 ans, un quart de siècle, se sont écoulés pour moi depuis cette époque. Mais cette année, la vie m’a fait croiser le chemin d’un de ces acteurs de mon adolescence. Voilà près de 15 ans que l’ont ne s’était pas vu. Nos vies ont pris des chemins bien différents, passant même par un autre continent. Mais une fois le contact rétabli et après moult échanges de mails, je me suis décidé à aller dans ce gigantesque pays qu’est le Canada en profitant de vacances pour revoir cet ami d’alors. Qui allais-je retrouver ? En quinze ans beaucoup de choses peuvent changer. Mais j’avais un bon pressentiment. Alors un fameux samedi soir, mon 4×4 de location m’a conduit jusque dans un bled improbable, au milieu d’une forêt aux incroyables couleurs d’automne. Et comme dans un film, mon pote m’attendait sous le couvert de l’entrée de sa belle maison de bois. 15 années séparaient notre dernière poignée de mains. J’ai beaucoup aimé ces retrouvailles et son cortège de sensations, ceci d’autant plus qu’elles se sont déroulées quelque part en Amérique du nord, ajoutant ainsi un goût d’aventure lointaine, car pour y parvenir, le chemin a été long.
En grillant des côtelettes aux dimensions locales, nous parlons de beaucoup de choses avec mon pote, on a presque tendance à tout mélanger, les époques, les gens, les noms, tant on a de choses à se dire. Un sentiment que je connaissais pourtant, va me submerger plusieurs fois durant cette première soirée. Ces souvenirs pourtant présents dans ma mémoire, mais dormants, qui se sont soudainement activés par des phrases, des images, des noms, bref tout ce que l’on a en commun dans le souvenir. J’ai trouvé ça génial, qu’autant de choses refassent surface. J’en avais oublié pas mal des épisodes de mon adolescence, des beaux, des moins beaux et parfois même certains un peu honteux, il faut bien le dire. Puis il y a ces quinze ans sans nouvelle, quinze années faites d’aventures rocambolesques, d’épreuves, de joies, de tristesses, de réussites et d’échecs, mais quel parcours. Aujourd’hui, c’est aussi pour nous la fin d’une époque ou plutôt un tournant qui s’amorce. Le plus difficile à admettre pour moi, c’est cette jeunesse désormais derrière nous et l’entrée dans un monde dit mature, avec pour seul avantage bien moins de naïveté et un peu d’expérience de vie sous forme, espérons-le, de sagesse. Un constat aussi; celui de la vitesse à laquelle le temps déroule ses effets sur nous. Ni lui, ni moi n’avons vu passer ces années et aujourd’hui, quelques rides, ou cheveux gris apparaissent ça et là et qu’il faut bien accepter. On s’observe, on inventorie aussi les changements physiques de l’autre, mais on se reconnaît. Certains gestes ont aussi une mémoire, faisant revivre ces fameux souvenirs endormis. Puis il y a le bilan; en quinze ans, quelques unes de nos connaissances ont disparues, balayées par une maladie, un platane, une 5,56 militaire ou je ne sais quoi. A bien y réfléchir, je suis allé déjà quelques fois dans une église, abattu par la perte de quelqu’un, abominant le sermon gêné d’un curé de campagne, peinant à trouver les mots justifiant une mort aussi injuste que précoce.
Il faut bien l’admettre on est à mi-parcours dans nos vies et il va falloir bien regarder la suite. L’avenir n’a évidemment plus le même horizon qu’il y a 15 ans. Ces retrouvailles m’ont aussi provoqué une réflexion en relation avec ma propre existence. Yann, mon pote, a fait ce que je n’ai pas fait à l’époque, où plutôt ce que j’aurai dû faire; Il est parti. Il a quitté notre pays confortable pour autre chose, un ailleurs mieux ou pas. Lui, c’est au Canada qu’il s’en est allé. Parti car la vie en a voulu ainsi, le poussant à faire quelque chose d’autre, parti dans l’urgence, l’urgence de donner du sens à sa vie en danger. Un sens qui diffère de celui qu’il convient de se donner, si l’on reste sans se poser de question. Ce courage de partir dans un moment de difficulté m’a donné à quelque part une leçon, malheureusement pour moi un peu tardive. Je ne peux m’empêcher de penser à mon propre parcours. A 20 ans, je rêvais de partir, de vivre quelque chose d’intense, de nouveau, non pas qu’il s’agissait d’une nécessité, mais simplement d’une envie, d’une sensation, d’un besoin intérieur. Mais voilà, je ne l’ai pas fait. Je me souviens très bien du moment où j’avais pris cette décision; rester ou partir ? A un de ces moments où la vie réclame un choix, moi je suis resté. Je l’ai fait car j’étais amoureux. Ce choix peut paraître bien pathétique auprès de ceux qui sont eux partis, mais à ce moment-là, je m’étais persuadé que c’était le seul et le bon choix, même si sans vouloir chercher d’excuses, j’avais tout au fond de moi le sentiment que je me trompais. Ce sentiment, je l’avais alors enfoui sous des tonnes de bonnes raisons et mon fort intérieur n’a pas pesé bien lourd dans la décision. Je me suis alors efforcé de lancer mon existence dans une direction précise, poursuivant un objectif de vie bien plus conventionnel que le sens initial que je voulais lui donner. On appelle ça la raison, un peu comme pour s’excuser d’avance de l’avenir plat qu’on se réserve en entrant dans le rang. Quelques années plus tard, ma première bonne claque de la vie provint de mon divorce. Je regardais alors avec bien de l’amertume ces années que j’avais perdues dans cette vie de couple inepte et sans avenir, car bien sûr, installé dans une vie confortable, l’envie et probablement le courage de partir était passé. J’avais raté le train et même la gare sur ce coup-là. Tant pis pour moi. Étant seul responsable de ma condition, je m’octroie parfois des regrets puis, je les range dans un tiroir de ma mémoire, mais lorsque par mégarde, il s’ouvre, leurs goûts me reviennent, un peu comme cette mémoire des lumières qui active le ressenti. Même si je suis passé depuis longtemps à autre chose, je regretterai toujours de ne pas être parti.
J’ai passé un mois dans le pays d’adoption de mon pote, un pays d’immigration, ou bien avant lui, tant d’autres sont venus tenter leur chance avec succès ou pas. J’ai aussi compris pas mal de choses sur la vie d’ici. Mais son parcours reste atypique et je ne pense pas que beaucoup d’entre nous, je veux dire, de la génération d’ados de mon quartier, puisse dire qu’il a parcouru tous les états d’Amériques, Alaska comprise, au volant d’un Kenworth. Tous nos parcours sont respectables, mais j’admire le sien, parce qu’il y a du courage, de la renaissance et de l’aventure.
Alors l’ami Yann, je peux dire que je suis bien heureux de te connaître toi qui, de toute manière, est lié à mon existence par ce passé commun. Longue vie.
(j’aimais un peu trop les filtres Cokin dans ma jeunesse)